Pêcheur de plaisirs et maître en bévues

roman, 2019

« La maison d’Ipekshino appartenait aux amis de mes amis, je pus la visiter vers la fin de l’automne. J’avais l’intention de m’y installer pour quelques mois.
Après de longues années passées à l’étranger, la décision de m’établir aux environs de Moscou n’était pas facile à prendre. J’avais perdu mes repères. Déshabitué du quotidien russe, je voyais avec habileté et craintes ma nouvelle vie à la campagne dans mon pays natal. S’adapter à nouveau à ce qui faisait partie du passé s’avérerait encore plus difficile. Faire les courses dans ces endroits c’est tout une histoire, pas moins que de s’occuper de la maison, du jardin, faire du bricolage, s’échauffer. Ces pérennes contraintes demandaient le sacrifice de bien des habitudes. Et c’est en toute conscience que je me préparais à échanger le train de vie commun contre des projets, tous incertains et vagues. Les plus vagues, me semblerait-t-il, de toute ma vie.
La maison n’a pas été habitée depuis plus d’un an. Et si ce chalet à la russe, préfabriqué et érigé en rondins, n’avait pas l’air abandonné ou délaissé, son atmosphère spacieuse donnait une impression que l’on avait essayé de conserver ici comme on le pouvait et à la va vite pour le bien-être de toute une famille. C’est ce qui arrive à coup sûr avec les datchas après un divorce, quand le bien n’a pas encore été divisé et l’entretenir, l’embellir, n’a plus de sens pour personne. Comment diviser le passé ?
L’attitude désintéressée de mes hôtes à l’égard de mes besoins semblait être plus que princière. Aujourd’hui encore on prêterait des maisons de campagne aux écrivains. Le propriétaire de la datcha m’avait assuré que je pourrai rester à Ipekshino aussi longtemps que j’en aurai besoin. Sa femme, déjà une « ex », était entrain de vendre les biens communs. Mais pour trouver le bon acheteur cela pourrait prendre un an ou plus. En attendant je n’avais à ma charge que les charges courantes, l’eau, l’électricité. Je me sentais alors comme un barbouilleur de fortune, un mégalomane chanceux qui est pris au mot … »

 

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Les Caméléons

roman, 2011

« Les obsèques de Lydia Ivanovna Lopoukhova, emportée par un long mal incurable, eurent lieu la veille de son soixante-et-unième anniversaire, à la fin octobre. Une pieuse voisine avait passé la nuit précédente à son chevet, à réciter le psautier. Au matin, un jeune prêtre à la barbe noire était venu à la maison pour assurer le service funèbre. Des voisins et d’anciens collègues de travail étaient aussi passés rendre un dernier hommage à la défunte. De sa famille proche, excepté le veuf, Andreï Vassiliévitch, colonel à la retraite, seule sa sœur cadette s’était déplacée. Elle vivait pourtant en Sibérie à des milliers de kilomètres. Quant aux trois enfants des Lopoukhov, ils brillaient par leur absence.
Au-dessus du cimetière flottait une odeur de potager mêlée aux effluves de la broussaille d’été séchée sur pied. Dans les cours avoisinantes, on brûlait des feuilles mortes. Bordée d’une terre sableuse, humide et roussâtre, la fosse béait de loin, telle une plaie désinfectée à la teinture d’iode. Une douzaine de personnes s’étaient pressées autour du tombeau. Assisté de deux chantres, le père Piotr balança longuement et gravement l’encensoir. Dans l’allée, à l’écart, la sœur de Sibérie s’était jointe à ceux qui, retenus par une crédule appréhension des tombes et des hommes d’église, n’osaient s’aventurer plus près. Hier de fière allure, le veuf se tenait là, tout voûté, ployé comme un arbre malade. Les épreuves des trois derniers jours en avaient fait un vieillard. Sa silhouette vaincue avouait qu’il n’avait pas porté de costume, ni d’uniforme, depuis belle lurette…
À peine refermé et scellé, le cercueil fut descendu dans la fosse et enseveli sous de lourdes pelletées de terre. Les fossoyeurs tapotèrent de leurs pelles le tas rougeâtre, et les visages, brusquement allégés, changèrent, comme si le monde avait changé à son tour… »

 

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Antigonia

roman, 2005

« L’envie de consacrer un ouvrage à John Haddle, vieil ami disparu il y a quelques années, a longtemps hanté mon esprit. Et je m’interroge encore aujourd’hui. Doit-on écrire sur un écrivain ? L’œuvre n’en dit-elle pas plus que l’entourage ? Les écrits d’un auteur ne suffisent-ils pas à attester la réalité de son existence ?
Mes doutes changèrent de terrain le jour où je fis la connaissance de Wilson Greenfield. Le compatriote de John Haddle était venu à Paris se livrer à quelques investigations : John y avait laissé des traces. Depuis qu’il n’était plus de ce monde, sa vie intéressait beaucoup de gens.
L’Américain accompagnait la femme de John, Enny Haddle. À la première occasion, la veuve nous faussa compagnie pour nous laisser discuter entre nous de feu son époux. Greenfield projetait d’écrire la biographie de John, dont la vie restait un casse-tête pour l’industrieuse corporation de la critique littéraire américaine. Tout le monde y perdait son latin. Surtout lorsqu’on tentait de démêler cet enchevêtrement que constituaient sa vie et son œuvre.
Illustre critique, capable, aux dires d’Enny Haddle, de décider de la carrière d’un jeune écrivain, Greenfield avait l’art de brasser mille sujets pour ramener la conversation à ce qui n’intéressait que lui. Ce qui ne manqua pas d’éveiller en moi des soupçons. L’Américain comptait-il sur moi, un « Russe de Paris », pour obtenir ces « délicieuses précisions » –  prononcé d’une voix suave  – sur la vie de son célèbre compatriote ? Pas si célèbre que ça, en fin de compte, John était mort trop tôt. Le critique en rajoutait-il à dessein ?.. »

 

 

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Le Mal des Étoiles, ou Les Années mûres d’un misanthrope

roman, 1998

« Ce récit d’une vie proposé au lecteur aurait bien pu prendre un autre départ. Si ce n’est pas un événement, l’épisode de la vie familiale des autres, que dû marquer l’auteur de ces lignes il y des années par son aspect inéluctable.
En septembre 1993, un jour de la fin d’été, j’ai du prendre le train Paris-Rotterdam pour rendre service à une amie. Marie Braisier, française d’origine russe et amie de longue date, me téléphona du sud de la France pour me demander de faire d’urgence un aller-retour aux Pays Bas. J’avais pour mission de ramener à Paris ses deux enfants, un jeune homme et une jeune fille, tout deux retenus à Rotterdam. Marie me supplia de ne pas tarder avec le départ. Pour elle-même ce trajet était trop long. Les circonstances restaient toutefois confuses…
Lorsque je fis connaissance des enfants de Marie Braisier, ils allaient encore au collège. A cette époque leurs parents vivaient ensemble. Marie était toujours une bonne maîtresse de maison. Les invités du dimanche appréciaient la généreuse cuisine familiale préparée par un vrai cuisinier et également la cave à vin du maître de la maison. Étant l’un ces jouisseurs, je gardai des souvenirs plus que vifs de cette époque, aujourd’hui on peut croire indolente.
Au temps de ma mission aux Pays Bas au secours des enfants Braisier, la petite Louise était devenue une vraie jeune demoiselle, sympathique, épanouie. Elle venait de fêter ses vingt ans et étudiait les arts appliqués à Paris. L’aîné, son frère, de trois ans plus âgé, n’était affranchi de la tutelle parentale que tout récemment et ne faisait pas grand-chose de sa vie. A peine rentré à la maison du voyage aux États-Unis qui s’allongeait d’une année à l’autre, Nicolas fut pris d’une envie d’aller prendre l’air dans les vastes espaces de son Europe natale. Il y avait aussi un bon prétexte. Il fallait roder la Golf que venait de s’offrir sa maman.
A deux avec sa sœur partie aux Pays-Bas en visite chez des amis, les jeunes Braisier avaient parcouru les pays et étaient déjà sur le chemin du retour, lorsque ils s’arrêtèrent à Rotterdam afin d’y passer la nuit. Tant qu’à faire ils décideraient de visiter la ville déjà plongée dans ses lumières nocturnes. Et voilà qu’en descendant sur le quai au retour d’une promenade en bateau-mouche le jeune homme s’était foulé la cheville droite. Il ne pouvait plus prendre le volant le lendemain. Sa sœur non plus, bien qu’elle eut le permis de conduire…
C’est seulement quelques jours après qu’on apprit les véritables raisons du voyage des jeunes Braisier en Hollande. Ils se rendraient plus précisément à Leiden, une paisible ville universitaire située au nord de la Haye, suite au « soucis du genre féminins », comme pérorait plus tard son frère. Et c’était « une longue histoire », se plaisait à commenter Nicolas.
Lors d’une banale consultation médicale, la jeune fille avait appris qu’elle était enceinte. Déjà au troisième mois. Elle ne voulait pas de l’enfant. Elle s’apprêtait à se marier très prochainement et préférait ne pas révéler sa grossesse, qui n’était pas l’œuvre du promis. Seulement voilà, une interruption de grossesse à un stade aussi avancé était interdite en France. Il en allait de même dans de nombreux pays limitrophes, hier encore catholiques. Mais aux Pays-Bas voisins les meurs s’était toujours distinguaient par la largesse d’esprit. Le planning familial à Paris qui avait prix en charge les difficultés de la jeune fille jugea convenable de l’adresser à la clinique spécialisée à Leiden.
Le frère de Louise, au début opposé au projet, finalement se résigna, car il portait sa part de responsabilité. Р., le coupable et un vaurien de la même engeance que lui, n’était nul autre que son ami. Chargé de monter l’« expédition de secours », le grand frère se donna beaucoup de mal pour assurer la discrétion tant promise. Mais c’est ainsi que même leurs mère n’en sut rien au moment propice.
La clinique privée de Leiden, un bâtiment de belle taille situé au centre ville, s’acquittait de sa besogne éplorée pour une somme assez modique, avec la célérité de la production à la chaîne. Tout se passa pour le mieux. Mais à sa sortie de l’hôpital de jour Louise avait été prise de langueur. Et son frère bienveillant proposa alors de faire un petit détour par Rotterdam pour se distraire…

Le train était encore à quai. Je venais de gagner une place près de la fenêtre, lorsque parmi les passagers qui s’installaient au bout du wagon, m’apparut un visage familier. Mon attention ne retint pas d’emblée l’homme assis de dos. Mais lorsqu’il se montra de profil, je restai sans mot.
C’était Erwan Gramm, je le reconnus aussitôt, un ami de Russie perdu dans la tourmente de nos biographies. Gramm contemplait la foule pressée, la mine anémique.
Gramm et moi ne nous étions pas vus depuis une dizaine d’années, depuis qu’il était rentré en France. Il était venu à Moscou accomplir à l’ambassade son devoir de citoyen français afin d’éviter la caserne et il poursuivait des études de droit par correspondance pour devenir avocat. Après son départ, j’avais été surpris d’apprendre qu’il s’était aussitôt marié. Lui qui trouvait l’apanage standard trop médiocre avait, parait-il, plongé par-dessus tête dans sa nouvelle vie confortable et terne… »

 

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La dernière chasse de Piotr Andreïévitch

récit, 1993

« Au petit matin, le ciel était encore couvert. Le cumul de nuages bas annoncé s’était brusquement formé la veille. Il fallait s’attendre à un prompt refroidissement et à des précipitations… Le bulletin météo communiqué à l’état-major durant la nuit ne prévoyait aucune amélioration. Un mur de brouillard cernait la ville. Levé pourtant depuis une heure, le jour se sentait à peine. L’obscurité nocturne relevait lentement son magma opaque. L’air saturé de déliquescence automnale était immobile, vif et désagréable…
Malgré le mauvais temps, dans l’un des aéroports militaires de la région de Moscou régnait l’animation coutumière. Vers sept heures, un appareil de transport militaire, non inscrit à l’horaire, fut autorisé à toucher le sol. Émergeant de la piste d’atterrissage, l’avion gagna une aire de stationnement balisée, ralentissant à peine sa course pour s’engager sur sa dalle de béton. Au même moment, un long détachement de soldats sortit en hâte d’un bâtiment de service. Les jeunes recrues avançaient au pas de course, en une formation compacte et coite. Elle exécuta un mouvement tournant devant les pelouses, puis se scinda en deux aux ordres d’un officier sur une esplanade faisant face aux hangars.
La première colonne disparut dans l’ombre vers l’appareil de transport qui venait d’atterrir, la seconde s’engouffra dans l’un des hangars pour aller prêter main-forte à un autre détachement de soldats, occupé depuis le milieu de la nuit à préparer le prochain vol au décollage. La sueur ruisselant sur les visages témoignait de la cadence qui leur était imposée. Les hommes exténués avaient déboutonné leurs vestes d’uniforme et retiré leurs chapkas, il était sûr qu’ils termineraient difficilement à temps.
Le va-et-vient incessant autour d’un petit Yakouchine-40 à l’allure de jet civil, stationné juste en bord de piste, lui, s’apaisa. D’une minute à l’autre, l’appareil devait décoller pour un vol spécial. Les dernières mises au point étaient faites, les gaz allumés, l’équipage attendait les ordres… »

 

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